[Vous
m'excuserez, mais voici des mois que, malgré de multiples
tentatives, je ne trouve plus le ton enjoué que vous me connaissez
ici. Qu'importe, ce sera, pour une fois, l'occasion de déverser ma
hargne. Ouvrons donc une fois pour toutes ces vannes bien gonflées.]
Bernad
Werber écrit mal. Mais ce qu'il écrit est très bien.
Pierre Bottero est un auteur jeunesse. Mais c'est surtout un démiurge.
Pierre Bottero est un auteur jeunesse. Mais c'est surtout un démiurge.
Maxime
Chattam et Henri Loevenbruck n'ont pas un langage hors du commun.
Mais c'est précisément parce qu'ils écrivent pour vous et moi
qu'ils sont puissants.
Franck
Thilliez et Fred Vargas ne font pas d'envolées lyriques. Mais c'est
parce qu'ils n'ont pas besoin de maquiller la platitude d'un
synopsis.
Frederic
Beigbeder et Amélie Nothomb sont des monstres d'orgueil réduits à
la provocation, dont la lourdeur stylistique n'a d'égal que la
pauvreté des scénarios. Mais quand on est jeune, on les lit comme
on prend son pied.
D'abord,
et même s'il est déjà trop tard pour cela, laissez-moi affirmer
mon droit à débuter une phrase par “mais”, même si c'est
grammaticalement incorrect, parce que c'est lourd de sens, et que le
langage c'est avant tout une intention, bordel. Si j'étais un auteur
connu, vous ne vous sentiriez plus (pour ne pas employer une
expression bien plus vulgaire impliquant vos sous-vêtements) en
analysant ce choix de structure. Au passage, je me réserve aussi le
“et” pour plus tard.
Ensuite,
laissez-moi vous dire que j'ai infiniment plus de respect pour ces
auteurs (minus les deux narcissiques sus-cités) que pour n'importe
lequel de vos auteurs de Nouveau Roman. Je m'avance un peu pour Fred
Vargas, que je ne connais qu'à travers les traductions que j'en ai
fait (parce que vos collègues linguistes font un peu moins les fines
bouches, Dieu merci !). Et oui, je clame même les noms de Beigbeder
et Nothomb, aussi justes soient tous les reproches que vous puissiez
leur faire. Ne croyez pas pour autant que je défende aveuglément
n'importe quel auteur de langue française, je suis la première à
dire qu'Anne Robillard a réussi l'exploit de publier dix-neuf tomes
d'une sombre bouse (and keep going) – ce qui, il faut l'admettre,
est tout de même digne de louanges. [Sérieusement, même si
l'éditeur n'a pas pris la peine de jeter un œil à l'intérieur, il
devrait bien se douter que si après 19 tomes elle a encore des trucs
à écrire c'est parce qu'elle n'a toujours rien dit dans tout ce qui
précédait ? Et à côté de ça, dans Kushiel de Jacqueline
Carey, il y a à peu près autant de péripéties en un tome que dans
tous les Chevaliers d'Emeraude.] Pourtant, même à elle vous
devriez lui porter plus de considération. En fait, autant qu'à tous
ceux que j'ai déjà cités.
Ce
sont des noms que vous nous apprenez à mépriser – enfin, pour
ceux que vous connaissez, car vous êtes bien loin de la science
infuse. Vous les prononcez comme s'ils avaient quelque chose de
honteux, qu'ils laissaient sur nous une salissure indélébile. Comme
si ouvrir un jour un livre de Musso était inscrit dans votre casier
judiciaire. Maintenant, j'aimerais vous poser une question. Oh, une
simple question, et bien innocente avec ça. Combien d'entre vous
n'ont fait ne serait-ce que le quart de leur travail ? Combien
d'entre vous ont écrit un livre ? L'ont publié ? Et même
auquel cas, se souviendra-t-on de vous pour cela ? Dira-t-on
jamais que vous êtes un auteur ailleurs
que sur votre biographie? Un peu de modestie que diable, on
dirait Alain Minc commentant l'actualité politique !
Comprenez
bien que par “vous”, je ne jette pas pèle-mêle dans un même
dénominatif tous les enseignants et essayistes qui se sont essayés
(en même temps, ça ne sait faire que ça, un essayiste, d'où le
nom) à l'exercice de l'analyse et la critique littéraire. Ni même
ceux qui balaient d'un revers de main tous les auteurs dont je
m'applique à défendre ici l'honneur. Je suis tout de même un peu
plus tolérante. Non, ce vous, je le réserve à une
élite méprisante et méprisable, celle-ci qui se remplit la bouches
de termes tels qu'écrivaillon pour faire la propagande de sa
vision autocratique de la littérature. Oui, VOUS, MAITRES DE
L'EXEGENESE ! Navrée de vous l'apprendre, mais votre
jugement n'est pas de droit divin. Rien ne vous autorise à humilier
tel que je l'ai vu une élève parce qu'elle lit Anna Gavalda à ses
heures perdues. Vous avez le choix des mots pour ne pas trop choquer,
pour ne pas susciter de plaintes, mais votre dédain suinte par tous
vos pores sans même que vous ne cherchiez à le cacher. Je me
souviens encore combien j'ai dû serrer poings et dents pour ne pas
claquer la porte de la salle au nez de votre race. Aucun poste, aucun
diplôme ne vous donne le droit à ce masque de morgue.
Le
comble dans tout ça ? Nous avons aussi de très bons auteurs biens
sous tous rapports - y compris les vôtres ! - que sans doute vous ne
daignerez pas même survoler. Pourtant, qui peut reprocher à Cécile
Ouhmani de n'avoir pas la sacro-sainte plume littéraire ? A Maïssa
Bey de ne pas porter une écriture poétique et riche de ces si
précieux symboles ? Ah, peut-être pour ces deux-là est-ce autre
chose, peut-être la France ne s'est-elle simplement pas encore
réconciliée avec son passé colonial. Auquel cas, l'excuse est
encore pire.
C'est
une excuse, d'ailleurs, à laquelle il n'est pas difficile de croire,
tant on sait la France gonflée d'orgueil. Oui, justement, cette
France-là dont Maïssa Bey écrit, dans Pierre Sang Papier ou
Cendres : « Elle
avance.
Droite,
fière, toute de morgue et d'insolence, vêtue de probité candide et
de lin blanc, elle avance.
C'est
elle, c'est bien elle, reconnaissable en ses atours.
Tout
autour d'elle, on s'écarte. On s'incline. On fait la révérence.
Elle
avance, madame Lafrance.
Sur
des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance.
C'est
elle, c'est bien elle, dans l'habileté de ses détours, dans
l'arrogance de ses discours. »
La
France. Ma patrie que j'aime chaque jour davantage. Mais une nation
qui se berce sans cesse de titres grandioses tels que Pays des
Droits de l'Homme ou Mère République, à en oublier ce
qu'elle est vraiment. Pourtant, Dieu sait que je l'aime, ma France,
et j'en appelle à Dieu même si elle est laïque parce que c'est
tout de même lui qui l'a créée. La France, fille aînée de
l'Eglise. Pourquoi oublie-t-elle de le dire, comme si cela aussi
était honteux ? Elle est bien prompte à l'amnésie concernant
ce passé qui l'a construite. On sait bien pourtant qu'aucun pays
n'en est arrivé là sans se salir les mains. Et je pourrais
m'aventurer là dans un interminable discours politique, à grands
renforts de Nicolas Machiavel et de Régis Debray. Oui, je pourrais
ressasser du de Debray ad nauseam, mais l'on s'en passera ici.
Je défends aujourd'hui la littérature et non la philosophie.
Et
cet orgueil, cet orgueil typiquement français, l'orgueil de Napoléon
prenant la couronne des mains du Pape pour la poser lui-même sur sa
tête, c'est bien celui-ci que l'on retrouve au détour des
programmes de littérature. Les anglophones reconnaissent Margaret
Atwood et Salman Rushdie, les hispanophones Luis Sepulveda et Carlos
Luis Zafon, et nous rechignons même à saluer Jules Verne, Boris
Vian ou Romain Gary ? Mais de qui se moque-t-on ? N'ont-ils
pas assez fait leurs preuves ? Deux prix Goncourt, pour le
dernier cité, et vous osez encore faire la grimace ?
Je
ne vous en veux pas tout à fait, cependant. Grâce à vous j'ai
découvert André Chénier, ou l'Allégorie du Pélican de Musset.
Quel dommage que vous vous sentiez obligé de lancer derrière cela
un commentaire assassin sur le Romantisme. De rappeler que Baudelaire
c'est réchauffé, démodé. C'est vrai, après tout,
dans votre logique, il manque de finesse puisqu'il peut toucher tout
le monde ! Le lyrisme impersonnel, que nenni ! Non, au véritable
Prince des poètes vous préférez Apollinaire, ou
l'usurpateur Rimbaud ! Ah, Rimbaud, ça c'est de
l'auteur ! Un génie, qui a composé ses premiers poèmes à 15
ans ! Et il a arrêté d'écrire à 20 ans, c'est dire ! Eh
bien moi, dans mon petit fantasme personnel, j'aime à penser qu'il
s'est arrêté d'écrire parce qu'il s'est finalement rendu compte,
arrivé à l'âge de raison, qu'il n'avait fait que se ridiculiser
(encore une fois pour modérer ma vulgarité, particulièrement
propice à s'exprimer quant il s'agit de ce mouflet). Qu'il a vu la
merde qu'il a écrite, qu'il a eu honte de lui, et qu'il a décidé
de tout arrêter avant que quiconque s'aperçoive que ce n'était que
de la poudre aux yeux. Si seulement ! Je lui accorde du crédit
pour Le Dormeur du Val (je ne
suis tout de même pas
un monstre!), mais Une Saison en Enfer, à un moment
donné, il faut arrêter de se foutre de la gueule du monde mesdames
et messieurs. Machiavel sait que j'ai toujours eu horreur de cette
expression dans la bouche de mes camarades, mais il n'y en a pas de
meilleure pour désigner ce que je pense de Rimbaud : de la
masturbation intellectuelle. Pourquoi aucun d'entre vous ne
s'aperçoit que c'est irrésistiblement facile ? Faire un
texte opaque est à la portée de tout le monde ; ce n'est pas
de la littérature, c'est un jeu.
Presque une activité de colo. « S'affranchir des règles
poétiques », avec tous ces guillemets pompeux, en quoi est-ce
différent de ne pas respecter les instructions ? Au lieu de
cela, Rimbaud se clame voyant,
donne le chemin à suivre à ses contemporains. Après on ose parler
de Beigbeder, mais vous connaissez plus gonflé d'orgueil que ce
mioche !? Alors oui, je clame en
toute modestie que j'écrivais aussi bien que lui à
13 ans. Vous vous rendez compte, encore plus précoce ! Et moi
aussi, je m'intéressais aux messages codés. Ma mère me faisait des
chasses au trésor !
Les
analystes littéraires me désespèrent. N'ont-ils jamais rien lu
pour s'extasier ainsi devant Barbare ?
Non, il n'est pas question de lire, car l'on dira « Rimbaud
était le premier ». Ecrivez et vous comprendrez bien que de
tels lauriers n'ont aucun sens. Vous vous apercevrez à quel point la
poésie, selon les non-règles des modernes, est facile et naturelle,
pour peu que vous ayez un peu de culture et de mesquinerie. Il suffit
d'y mettre peu de mots et beaucoup d'orgueil. Les Illuminations
ne continuent d'exister que parce que des gens comme vous se sont
sentis incapables de l'écrire. En fait, c'est sans doute même parce
que vous n'avez pas compris.
Oui, je vous renvoie l'Insulte Suprême
faite à mon intellect,
car j'ai bien su vous prouver depuis que la compréhension ne
supposait pas nécessairement l'appréciation. Mais j'y reviendrai,
parlons de la votre, de perplexité. Les narcissiques ne peuvent pas
admettre qu'il existe quelque chose en-dehors de leurs facultés de
compréhension, alors ils se rassurent en l'attribuant à un génie
supérieur. C'est bien comme ça qu'on finit avec des gens qui aiment
Donny Darko. Et bien
moi, laissez-moi vous dire ce que j'en pense : il n'y a rien à
comprendre chez Rimbaud. Juste un garçon de 15 ans et sa frustration
de ne pas tirer son coup.
Vous
me rirez au nez, sans doute. Mais, je vous l'ai dit, ce n'est que le
juste retour de l'Insulte
Suprême.
L'insulte d'une garce, sur Lagarce. Mais avant toutes choses, chers
amis qui n'êtes pas familiers du génie masturbateur de Jean-Luc
Lagarce, admirez donc le début de J'étais
dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne :
« L’AÎNÉE. – J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne.
Je regardais le ciel comme je le fais toujours‚ comme je l’ai toujours fait‚
je regardais le ciel et je regardais encore la campagne qui descend doucement et s’éloigne de
chez nous‚ la route qui disparaît au détour du bois‚ là-bas.
Je regardais‚ c’était le soir et c’est toujours le soir que je regarde‚ toujours le soir que je m’attarde sur le pas de la porte et que je regarde.
J’étais là‚ debout comme je le suis toujours‚ comme je l’ai toujours été‚ j’imagine cela‚
j’étais là‚ debout‚ et j’attendais que la pluie vienne‚ qu’elle tombe sur la campagne‚ les champs et les bois et nous apaise.
J’attendais.
Est-ce que je n’ai pas toujours attendu ?
(Et dans ma tête‚ encore‚ je pensais cela : est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? et cela me fit sourire‚ de me voir ainsi.) »
« L’AÎNÉE. – J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne.
Je regardais le ciel comme je le fais toujours‚ comme je l’ai toujours fait‚
je regardais le ciel et je regardais encore la campagne qui descend doucement et s’éloigne de
chez nous‚ la route qui disparaît au détour du bois‚ là-bas.
Je regardais‚ c’était le soir et c’est toujours le soir que je regarde‚ toujours le soir que je m’attarde sur le pas de la porte et que je regarde.
J’étais là‚ debout comme je le suis toujours‚ comme je l’ai toujours été‚ j’imagine cela‚
j’étais là‚ debout‚ et j’attendais que la pluie vienne‚ qu’elle tombe sur la campagne‚ les champs et les bois et nous apaise.
J’attendais.
Est-ce que je n’ai pas toujours attendu ?
(Et dans ma tête‚ encore‚ je pensais cela : est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? et cela me fit sourire‚ de me voir ainsi.) »
And
so on, pour des pages et des pages. Vous savez, ce que je vois en
lisant ça ? Je vois Christian Bale dans American
Psycho, qui admire ses muscles
dans le miroir tandis qu'il baise des escorts. Et pourtant, vous avez
osé. Le manque de respect ultime à mon intellect. « C'est
parce que vous n'avez pas compris. »
« Pendant
les vacances, quand vous aurez du temps, vous prendrez le temps de le
relire et de comprendre. »
De comprendre quoi ? Qu'on a massacré de pauvres arbres pour
rien ? En général, quand on a finit sa petite affaire, on
jette honteusement son kleenex au fond de la cuvette, on ne s'étale
pas sur des milliers d'exemplaires de vide intersidéral. Mais non,
Jean-Luc Lagarce fait du théâtre,
c'est de l'Art.
Pourquoi ? Parce que vous
l'avez décidé, et que je
n'ai pas compris. J'étais emplie de haine et de dégoût, ce
jour-là, mais je suis heureuse que vous m'aillez donné
l'opportunité de prendre ma revanche. Mon oral, sur Lagarce, ai-je
bien entendu ? Eh bien, puisque vous y tenez tant, je vais me
faire un plaisir de détruire votre argument d'autorité. Combien m'a
valu mon analyse, déjà ? 15, 16 ? J'ai majoré, pas
vrai ? Et vous avez eu cette phrase, cette phrase terriblement
assassine, mais cette phrase qui n'avait plus de pouvoir dès lors
que j'avais surmonté votre épreuve. « Bien, on peut
considérer que vous aimez Lagarce maintenant. »
Je
me demande, encore aujourd'hui, si cette phrase a été lancée par
pure provocation, ou si vous n'êtes véritablement pas capable de
comprendre
qu'on peut avoir parfaitement saisi le sens et l'intention du texte
et juger, en toute connaissance de cause, que c'est impeccablement
creux. Qu'on puisse avoir d'autres yeux que vous, et ce sans être
aveugle. Ne me prenez pas pour plus conne que je ne le suis, s'il
vous plaît. Je ne suis pas bornée, moi. Je suis capable d'admettre
que Lagarce a écrit des phrases intéressantes. Quelques-unes. Des
poignantes, même.
« L'AÎNÉE. - Celui dont on souffrira toujours ? Qu'on croisa et qu'on ne revit pas, dont on cherche la trace parmi les autres, celui-là, à peine, qui bouleversa tout et ne s'en rendit même pas compte et que parfois encore, je me surprendrais à haïr pour m'avoir abandonnée ? L'indifférent ?
Mon secret ?
LA SECONDE. - Un homme comme ça, oui.
L'AÎNÉE. - Je ne sais pas, non […]. »
Il y a du beau dans cette réplique, dans tout le passage, à vrai dire. Cette femme qui marche exactement comme on veut qu'elle marche, avec son pas serré de garce respectable. Celle-là qui sait parfaitement la douleur d'aimer, au point que les mots lui échappent de la bouche, qui n'est plus que ressassement d'une passion apprise par cœur depuis longtemps. Qui reprend subitement le contrôle une fois libérée de ce qui lui brûlait l'âme et qu'elle avait toujours voulu dire. Pourtant, regardez comme c'est facile, comme la construction est évidente. Alors, j'avais encore une preuve à faire. En deux mois, j'ai écris une pièce de théâtre moderne. Et honnêtement, je ne me trouve pas plus mauvaise qu'un autre. En fait, si je manquais de modestie, j'oserais me comparer à Beckett. Mais je me contenterais de dire que c'est meilleur que J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne. Je le pense sincèrement, et pas seulement parce que mes mots sont à mon propre goût. En relisant Lagarce aujourd'hui, je me rends compte que même ce que je trouve grossier chez moi demeure néanmoins plus fin que cela. Et dire que je trouve encore que ce n'est pas assez bon !
« L'AÎNÉE. - Celui dont on souffrira toujours ? Qu'on croisa et qu'on ne revit pas, dont on cherche la trace parmi les autres, celui-là, à peine, qui bouleversa tout et ne s'en rendit même pas compte et que parfois encore, je me surprendrais à haïr pour m'avoir abandonnée ? L'indifférent ?
Mon secret ?
LA SECONDE. - Un homme comme ça, oui.
L'AÎNÉE. - Je ne sais pas, non […]. »
Il y a du beau dans cette réplique, dans tout le passage, à vrai dire. Cette femme qui marche exactement comme on veut qu'elle marche, avec son pas serré de garce respectable. Celle-là qui sait parfaitement la douleur d'aimer, au point que les mots lui échappent de la bouche, qui n'est plus que ressassement d'une passion apprise par cœur depuis longtemps. Qui reprend subitement le contrôle une fois libérée de ce qui lui brûlait l'âme et qu'elle avait toujours voulu dire. Pourtant, regardez comme c'est facile, comme la construction est évidente. Alors, j'avais encore une preuve à faire. En deux mois, j'ai écris une pièce de théâtre moderne. Et honnêtement, je ne me trouve pas plus mauvaise qu'un autre. En fait, si je manquais de modestie, j'oserais me comparer à Beckett. Mais je me contenterais de dire que c'est meilleur que J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne. Je le pense sincèrement, et pas seulement parce que mes mots sont à mon propre goût. En relisant Lagarce aujourd'hui, je me rends compte que même ce que je trouve grossier chez moi demeure néanmoins plus fin que cela. Et dire que je trouve encore que ce n'est pas assez bon !
Ah
oui, je voulais vous parler d'un autre auteur aussi, Michel Vinaver.
Celui qui a écrit 11 Septembre 2001. Suis-je la seule a avoir
pleuré d'indignation en le lisant ? A avoir traversé cette
pièce dans le nuage étouffant d'une unique pensée, ce type est
un salaud ? Il a écrit ce bouquin sur les cadavres encore
chauds des milliers de victimes. Fait du sentimentalisme sur des
familles n'ayant pas encore achevé leur deuil. Ce n'est pas une
guerre, une guérilla, un conflit flou qui laisse la place aux
symboles. C'est un événement bien identifié d'une violence sans
pareille pour la civilisation. Une amputation dont le trauma est
encore tout frais. Et il cherche à nous basculer dans l'intimité de
ces hommes à peine enterrés – pour ceux qui ont seulement eu la
chance d'être retrouvés ! Qui s'amuse à cracher sur les
tombes le jour de l'éloge funèbre ? Même pas Boris Vian.
Je
vous méprise, littérateurs, parce que vous vénérez l'insondable
du langage, et dénigrez l'insondable de l'âme humaine. Vous prenez
Baudelaire de haut, mais vous agenouillez devant Mallarmé. Aaaah, le
transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ! Êtes-vous
seulement certains qu'il n'est pas vôtre, ce songe froid de mépris
que vêt parmi l'exil inutile le Cygne ? « Froid de
mépris », « exil inutile », ça ressemble bien à
la définition d'un professeur de littérature pourtant ! Enfin,
pas de tous, bien sûr. J'ai eu des profs intelligents. D'ailleurs,
étrangement, je ne sais pas, ça devait être une heureuse
coïncidence, mais en général ils tournaient en dérision
l'exercice de l'analyse littéraire, à grands renforts de « c'est
complètement con, mais c'est ce qu'attend l'Education Nationale,
alors il va falloir faire semblant ». Je me souviens de ce prof
de philo qui nous avait donné cet exercice : utiliser un
exemple qui n'avait rien à voir avec notre argument, pour l'appuyer.
« Pourquoi ? » ont interrogé les plus crédules ?
« Parce que le jour du bac vous n'aurez pas toujours d'exemples
appropriés, et que c'est aussi ça, la philo, tordre le sens des
idées pour que ça ait l'air de marcher ». Merci pour la
grande leçon donnée à ceux qui y croyaient encore, Mr. Bourdel.
Mais
pour vous, pour ceux qui ont commis l'erreur de n'avoir pas chanté
la région où vivre quand du stérile hiver a resplendi l'ennui,
quel que soit le sens que vous puissiez donner à cette citation dans
ce contexte (quoi qu'on pourrait volontiers remplacer « hiver »
par « analyse littéraire », ne croyez-vous pas ?
Quand de la stérile analyse littéraire a resplendi l'ennui,
d'un seul coup ça a un sens limpide, vous ne trouvez pas ?) - tiens,
une phrase à rallonge, vous aimez bien non ? - attention ça
reprend ici : plus c'est complexe, plus c'est de l'Art. ET bien
laissez-moi vous dire une chose, une chose qui me tient énormément
à cœur et que je ressasse depuis maintenant 3 ans : l'un des
plus grands progrès de l'humanité, ça a été l'alphabétisation,
qui avec l'invention de l'imprimerie, a permis à tous d'accéder à
la lecture, et donc à la culture, et par cette faculté de s'ouvrir
à l'apprentissage autonome et de devenir maître de son propre
destin. Oserez-vous dire le contraire, au moment de traquer
l'analphabétisme avec la JAPD ? C'est un mal, n'est-ce pas, une
gangrène, une moisissure, il faut l'éradiquer à tout prix !
Eh, attendez, vous n'avez pas l'impression qu'on est en train de
faire le chemin inverse ? Qu'après des siècles à essayer de
rendre les livres accessibles, on est en train de les retirer des
mains du peuple ? En employant des circonvolutions toujours plus
sophistiquées, d'empêcher les gens du commun d'en saisir le sens ?
Ah, la Beauté de la plume, j'en veux bien, mais elle a
des limites. Enfin, sur qui aujourd'hui tombent vraiment les
Lumières ? Nous sommes une République, la Mère
République, et nous devons donner aux hommes l'occasion de
s'accomplir par l'éducation et le choix éclairé ! Au lieu de
ça, on jette l'élève moyen en pâture aux sirènes de la
démocratie, et on réserve la compréhension supérieure des
sciences humaines à une élite aussi narcissique que supposée,
sélectionnée par leur acception d'un code absurde mais unanime.
Putain, on dirait les Francs-maçons.
Ah,
je voulais vous dire, aussi : en fait, l'analyse littéraire en
elle-même suppose de ne pas savoir écrire. Comment penser autrement
qu'on puisse ainsi s'acharner à plaquer un sens sur chaque
déterminant, sur chaque virgule ? Surtout en matière de
poésie ! Ca ne vous est pas venu à l'esprit que le type a
peut-être simplement ouvert un dictionnaire de synonymes ?
Quand t'as besoin d'un mot en deux syllabes, qui finisse par « val »,
t'as peut-être pas 15 000 autres choix que « cheval » ou
« aval ». Et l'idée du cours d'eau qui renvoie à
l'engloutissement de l'avenir du héros, se précipitant de lui-même
vers sa fin certaine, sans détour possible, vient peut-être
simplement du fait que le type avait pas envie de foutre un poney en
plein milieu ! Ceci est un exemple fictif, mais prenons-en un
concret : et comme j'ai pu puller votre leg !
Iambes, de Chénier. Mon premier oral de prépa, si je me
souviens bien. Je me suis rarement sentie aussi puissante qu'au
moment de balancer l'analyse de ces vers :
« Peut-être
est-ce bientôt mon tour.
Peut-être
avant que l'heure en cercle promenée
Ait
posé sur l'émail brillant,
Dans
les soixante pas où sa route est bornée,
Son
pied sonore et vigilant;
Le
sommeil du tombeau pressera ma paupière. »
Analyser
chaque mot, chaque ponctuation. Y compris cet « émail »
qui me hurle du plus profond de mon âme « j'avais besoin de
deux syllabes en plus (et les horloges sont souvent en émail) ».
Mais ce n'est pas grave, je peux bien m'amuser à travestir les
poèmes, moi aussi. J'ai vu chez vous un si grand intérêt au moment
où j'ai expliqué, studieusement : « or l'émail est de
couleur blanche, ce qui renvoie à la pureté, à l'incorruptibilité
du temps qui avance inéluctablement et le rapproche de sa mort, et
qui fonctionne en contraste avec le geôlier, les soldats et la
société qu'il cherche à dénoncer ici ! » Et ma
magnifique analyse de « J'erre, aiguisant ces dards
persécuteurs du crime, / Du juste trop faibles soutiens, »
où j'ai savamment expliqué que les dards renvoyaient à ceux
des abeilles, qui meurent après avoir piqué, tout comme Chénier,
dans sa cellule de prison, sait qu'il va mourir pour avoir tenté de
défendre sa justice. Non mais franchement ? Vous pensez
que c'est ce que s'est dit Dédé en écrivant ça ? Vous pensez
seulement qu'il savait ça ? Je ne sais pas, peut-être que
j'aurais dû pousser l'analyse plus loin, et on aurait fait une
découverte colossale du genre qu'en fait, il était le fils caché
d'une apicultrice et de Stanislas II, roi de Pologne. Non, vous, vous
avez gobé ça. Mieux encore, vous l'avez bu comme du
petit lait. Vous m'avez mis 16. J'ai majoré. Bon Dieu, je me sens
sale. C'est donc ça, la prostitution intellectuelle ? Ce n'est
pas si terrible, en somme. En tout cas, ce n'est rien comparé à la
jubilation d'être applaudit par ceux que vous tournez en dérision.
Comme XKCD l'illustre si bien (merci KGB, j'avais oublié celui-ci) :
Comme XKCD l'illustre si bien (merci KGB, j'avais oublié celui-ci) :
(Non ceci n'est pas un comic for ants, vous pouvez cliquer dessus)
Mais
analysons, analysons, j'aime bien ce petit jeu moi aussi, j'ai une
arme implacable pour cela : ma mauvaise foi. Allez, échangeons
les rôles, à vous maintenant d'analyser une de mes phrases :
« Ô exote caligineux aux demeurants funestes, sur l'onde
festoyante, crucifié le nitiscent Eros ». Bien, allez-y,
réjouissez-vous, décortiquez cette phrase comme une crevette le
jour du nouvel an (je suis désolée, en dépit de son absence de
sens, ma phrase manque d'opacité, je n'y peux rien, c'est plus fort
que moi!). Cherchez les symboles : religieux, sexuels, morbides,
mythologiques, que sais-je encore ? Si j'étais Minyana, vous le
feriez, pas vrai ? Si j'étais Minyana, ce ne serait pas une
faute que d'écrire « au demeurant » au pluriel, mais
bien un choix littéraire ! Après tout, les « écrivains »
procèdent par argument d'autorité : ils ne font jamais de
barbarismes, que des néologismes ! Et après ça, comment
voulez-vous que j'explique à KGB qu'il faut qu'il arrête de
franciser des mots anglais ? Tel Sergi et le Petit Bout de
Jambon, il ne saura à qui se
fier ! Le pauvre garçon, perdu par votre faute !
Et
les auteurs, s'ils vous lisaient ! Ce n'est même plus question
de se retourner dans sa tombe ! Je comprends, tout d'un coup,
pourquoi il faut un demi-siècle de maturation pour obtenir de la
« littérature ». La perspective ? Laissez-moi
rire ! La vérité, c'est qu'il faut bien laisser le temps à
l'auteur et à sa famille proche de mourir, pour ensuite pouvoir dire
des conneries sur lui sans être contredit ! Vous interprétez
comme des Evangélistes ! Ah, mais ma parole, si de Vigny
écrivait de nos jours, vous l'assommeriez de commentaires sur son
esprit torturé, il s'embarquerait pour 11 ans de thérapie à
100 balles la demi-heure avec un psy qui croit tout ce qu'a écrit
Freud, et qui finirait par conclure que tous ses problèmes sont liés
à des abus sexuels perpétrés par un ornithorynque [Btw, après être tombée dessus complètement par hasard, je déclare ornithorynque mon nouveau mot préféré en japonais : kamonohashi] qu'il a subit à
l'âge de six mois et totalement refoulés depuis. Et puis, bien sûr,
il se suiciderait (le psy ou de Vigny, j'ai pas encore choisi).
Sur
quoi conclure, alors qu'il reste tant à dire ? Je n'ai pas le cœur d'user plus ma plume mon clavier pour vous. Et puis après
tout, le lapidaire « le bec du perroquet qu'il essuie,
quoiqu'il soit net » de Pascal suffit à vous occuper des
heures, alors pourquoi en ferais-je plus ? Continuez à vénérer
Claude Simon, sachez que je ne l'ai jamais lu. Idem pour la moitié
des livres sur lesquels j'ai été interrogée : je ne m'en
porte pas plus mal, et ironiquement mes bulletins non plus. Je ne dis
pas que vos auteurs sont dignes de mépris non plus, mais modérez un
peu vos éloges. Pour moi, « La tête enfouie au creux des
pages en papier bible, je suis une statue qui pense. Je ne peux pas
tomber. » a, dans toute sa simplicité, autant de force et
de sens que n'importe laquelle de ces citations que vous faites
apprendre par cœur à nos amis scientifiques (ne parlons pas même d'Apollinaire et de son "Nul coq n'a chanté aujourd'hui, / Kirikiki"). Et je dois cette
émotion a Henri Loevenbruck, qui soit dit en passant est un bijou de
sympathie [Vous avez déjà remarqué comme le mot « affabilité »
renvoie exactement l'impression inverse de son sens ? Pour
moi, il ne peut s'appliquer qu'à une secrétaire de CDI.].
Excusez-moi, mais comparons donc : j'imagine difficilement
Rimbaud autrement que comme un petit con. Je l'aurais connu à 14 ans, je l'aurais admiré ; je l'aurais connu à 17 ans, je
l'aurais baffé. Ca nous aurait fait du bien à tous les deux.
D'ailleurs, en parlant de bien, lisez 1984, ça vous en fera. [Faites ce que
je dis, pas ce que je fais, je dois bien pouvoir le conseiller tout
de même puisqu'à vous croire je n'ai pas besoin de lire un
ouvrage pour pouvoir en parler savamment.]
Et
laissez-moi vous dire, avec tout le respect que je vous dois, que la
prochaine fois que j'entends le mot “écrivaillon”, j'égorge un
essayiste (avec une préférence pour Alain Minc).
[Sur ce,
histoire de pas finir comme une crevarde, une pensée cette fois
positive pour les enseignants de lettres que je respecte, (il en faut bien !) :
Agnès
Muron,
Marie-Hélène
Jouhet,
Denis
Brunon (RIP)
Merci
à vous.]
Mon dieu Lila. Mais qu'est-ce que je t'aime. Je pense créer un autel à ton effigie dans mon placard.
RépondreSupprimerCette figure de l'auteur qui n'a rien à dire apparait aussi dans Stalker. On lui demande pourquoi il écrit et il répond systématique qu'il s'ennuie, qu'il cherche un idéal, quelque chose qui ferait que. Et ce qui l'intéresse ? Lui-même.
RépondreSupprimerÇa m'avait encore plus frappé en lisant un petit prospectus qui faisait la pub pour un auteur dans le vent (années 90 je pense. J'avais récupéré ça lors d'un déménagement). Pour ne pas culpabiliser en le jetant, j'ai lu sa petit "lettre ouverte". Sur une dizaine de pages il nous bassinait avec sa vie, sa recherche, ses tremblements métaphysiques et ses amis à New-York, pour finir par "bref, je n'ai rien à dire". J'ai eu honte.
Aussi, puisque notre élite (je ne veux pas cracher sur l'élite, certaines ont fait de belles choses, je pense à LULLY et Quinault, puis si des excès de l'étude de Bossuet peuvent générer des Sade, je suis preneur !) et nos "littéraires" ne font pas leur travail, c'est aussi à nous de savoir faire les bons choix, de se diriger vers les bonnes personnes, de regarder à droite à gauche ce que tout un chacun produit. J'ai été étonné de découvrir, dans l'ombre, des écrivains excellents ! Qui ne publient rien mais écrivent sans se soucier d'eux-même, qui produisent parce que la nécessité s'impose à eux.
Le problème se retrouve du côté de la musique contemporaine aussi (j'exclue les auteurs scandinaves qui font des oeuvres vraiment jouissives ! Je ne connais qu'eux sur ce, je suppose qu'il doit y avoir des production très bien par ailleurs), regarde le nombre de productions assommantes qui se font à l'ONP ! Pire encore, et assurément plus proche du sujet, c'est le cas Philippe Glass. Et de le voir entre Puccini et Mozart à l'opéra est vraiment blessant. Sa musique ultra minimaliste (une succession d'accords majeurs) portée par une littérature des plus neuves, je cite : "Un, deux, trois, quatre, cinq, un, deux, trois… etc."
Peut-être que tout cela est le signe de l'avènement du kitsch ?
Sur ce, un grand merci pour ton article ! Il faut vraiment le faire tourner ! Maintenant que tu fondes ta théorie et sais d'années en années ce que tu ne veux pas, j'attends tes premières oeuvres !