samedi 28 septembre 2013

Despicable you : Lettre ouverte aux littérateurs et à Mme. Guizard dans la perspective improbable qu'elle me lise un jour

[Vous m'excuserez, mais voici des mois que, malgré de multiples tentatives, je ne trouve plus le ton enjoué que vous me connaissez ici. Qu'importe, ce sera, pour une fois, l'occasion de déverser ma hargne. Ouvrons donc une fois pour toutes ces vannes bien gonflées.]



Bernad Werber écrit mal. Mais ce qu'il écrit est très bien.
Pierre Bottero est un auteur jeunesse. Mais c'est surtout un démiurge.
Maxime Chattam et Henri Loevenbruck n'ont pas un langage hors du commun. Mais c'est précisément parce qu'ils écrivent pour vous et moi qu'ils sont puissants.
Franck Thilliez et Fred Vargas ne font pas d'envolées lyriques. Mais c'est parce qu'ils n'ont pas besoin de maquiller la platitude d'un synopsis.
Frederic Beigbeder et Amélie Nothomb sont des monstres d'orgueil réduits à la provocation, dont la lourdeur stylistique n'a d'égal que la pauvreté des scénarios. Mais quand on est jeune, on les lit comme on prend son pied.

D'abord, et même s'il est déjà trop tard pour cela, laissez-moi affirmer mon droit à débuter une phrase par “mais”, même si c'est grammaticalement incorrect, parce que c'est lourd de sens, et que le langage c'est avant tout une intention, bordel. Si j'étais un auteur connu, vous ne vous sentiriez plus (pour ne pas employer une expression bien plus vulgaire impliquant vos sous-vêtements) en analysant ce choix de structure. Au passage, je me réserve aussi le “et” pour plus tard.
Ensuite, laissez-moi vous dire que j'ai infiniment plus de respect pour ces auteurs (minus les deux narcissiques sus-cités) que pour n'importe lequel de vos auteurs de Nouveau Roman. Je m'avance un peu pour Fred Vargas, que je ne connais qu'à travers les traductions que j'en ai fait (parce que vos collègues linguistes font un peu moins les fines bouches, Dieu merci !). Et oui, je clame même les noms de Beigbeder et Nothomb, aussi justes soient tous les reproches que vous puissiez leur faire. Ne croyez pas pour autant que je défende aveuglément n'importe quel auteur de langue française, je suis la première à dire qu'Anne Robillard a réussi l'exploit de publier dix-neuf tomes d'une sombre bouse (and keep going) – ce qui, il faut l'admettre, est tout de même digne de louanges. [Sérieusement, même si l'éditeur n'a pas pris la peine de jeter un œil à l'intérieur, il devrait bien se douter que si après 19 tomes elle a encore des trucs à écrire c'est parce qu'elle n'a toujours rien dit dans tout ce qui précédait ? Et à côté de ça, dans Kushiel de Jacqueline Carey, il y a à peu près autant de péripéties en un tome que dans tous les Chevaliers d'Emeraude.] Pourtant, même à elle vous devriez lui porter plus de considération. En fait, autant qu'à tous ceux que j'ai déjà cités.
Ce sont des noms que vous nous apprenez à mépriser – enfin, pour ceux que vous connaissez, car vous êtes bien loin de la science infuse. Vous les prononcez comme s'ils avaient quelque chose de honteux, qu'ils laissaient sur nous une salissure indélébile. Comme si ouvrir un jour un livre de Musso était inscrit dans votre casier judiciaire. Maintenant, j'aimerais vous poser une question. Oh, une simple question, et bien innocente avec ça. Combien d'entre vous n'ont fait ne serait-ce que le quart de leur travail ? Combien d'entre vous ont écrit un livre ? L'ont publié ? Et même auquel cas, se souviendra-t-on de vous pour cela ? Dira-t-on jamais que vous êtes un auteur ailleurs que sur votre biographie? Un peu de modestie que diable, on dirait Alain Minc commentant l'actualité politique !
Comprenez bien que par “vous”, je ne jette pas pèle-mêle dans un même dénominatif tous les enseignants et essayistes qui se sont essayés (en même temps, ça ne sait faire que ça, un essayiste, d'où le nom) à l'exercice de l'analyse et la critique littéraire. Ni même ceux qui balaient d'un revers de main tous les auteurs dont je m'applique à défendre ici l'honneur. Je suis tout de même un peu plus tolérante. Non, ce vous, je le réserve à une élite méprisante et méprisable, celle-ci qui se remplit la bouches de termes tels qu'écrivaillon pour faire la propagande de sa vision autocratique de la littérature. Oui, VOUS, MAITRES DE L'EXEGENESE ! Navrée de vous l'apprendre, mais votre jugement n'est pas de droit divin. Rien ne vous autorise à humilier tel que je l'ai vu une élève parce qu'elle lit Anna Gavalda à ses heures perdues. Vous avez le choix des mots pour ne pas trop choquer, pour ne pas susciter de plaintes, mais votre dédain suinte par tous vos pores sans même que vous ne cherchiez à le cacher. Je me souviens encore combien j'ai dû serrer poings et dents pour ne pas claquer la porte de la salle au nez de votre race. Aucun poste, aucun diplôme ne vous donne le droit à ce masque de morgue.

Le comble dans tout ça ? Nous avons aussi de très bons auteurs biens sous tous rapports - y compris les vôtres ! - que sans doute vous ne daignerez pas même survoler. Pourtant, qui peut reprocher à Cécile Ouhmani de n'avoir pas la sacro-sainte plume littéraire ? A Maïssa Bey de ne pas porter une écriture poétique et riche de ces si précieux symboles ? Ah, peut-être pour ces deux-là est-ce autre chose, peut-être la France ne s'est-elle simplement pas encore réconciliée avec son passé colonial. Auquel cas, l'excuse est encore pire.
C'est une excuse, d'ailleurs, à laquelle il n'est pas difficile de croire, tant on sait la France gonflée d'orgueil. Oui, justement, cette France-là dont Maïssa Bey écrit, dans Pierre Sang Papier ou Cendres : « Elle avance.
Droite, fière, toute de morgue et d'insolence, vêtue de probité candide et de lin blanc, elle avance.
C'est elle, c'est bien elle, reconnaissable en ses atours.
Tout autour d'elle, on s'écarte. On s'incline. On fait la révérence.
Elle avance, madame Lafrance.
Sur des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance.
C'est elle, c'est bien elle, dans l'habileté de ses détours, dans l'arrogance de ses discours. »
La France. Ma patrie que j'aime chaque jour davantage. Mais une nation qui se berce sans cesse de titres grandioses tels que Pays des Droits de l'Homme ou Mère République, à en oublier ce qu'elle est vraiment. Pourtant, Dieu sait que je l'aime, ma France, et j'en appelle à Dieu même si elle est laïque parce que c'est tout de même lui qui l'a créée. La France, fille aînée de l'Eglise. Pourquoi oublie-t-elle de le dire, comme si cela aussi était honteux ? Elle est bien prompte à l'amnésie concernant ce passé qui l'a construite. On sait bien pourtant qu'aucun pays n'en est arrivé là sans se salir les mains. Et je pourrais m'aventurer là dans un interminable discours politique, à grands renforts de Nicolas Machiavel et de Régis Debray. Oui, je pourrais ressasser du de Debray ad nauseam, mais l'on s'en passera ici. Je défends aujourd'hui la littérature et non la philosophie.
Et cet orgueil, cet orgueil typiquement français, l'orgueil de Napoléon prenant la couronne des mains du Pape pour la poser lui-même sur sa tête, c'est bien celui-ci que l'on retrouve au détour des programmes de littérature. Les anglophones reconnaissent Margaret Atwood et Salman Rushdie, les hispanophones Luis Sepulveda et Carlos Luis Zafon, et nous rechignons même à saluer Jules Verne, Boris Vian ou Romain Gary ? Mais de qui se moque-t-on ? N'ont-ils pas assez fait leurs preuves ? Deux prix Goncourt, pour le dernier cité, et vous osez encore faire la grimace ?

Je ne vous en veux pas tout à fait, cependant. Grâce à vous j'ai découvert André Chénier, ou l'Allégorie du Pélican de Musset. Quel dommage que vous vous sentiez obligé de lancer derrière cela un commentaire assassin sur le Romantisme. De rappeler que Baudelaire c'est réchauffé, démodé. C'est vrai, après tout, dans votre logique, il manque de finesse puisqu'il peut toucher tout le monde ! Le lyrisme impersonnel, que nenni ! Non, au véritable Prince des poètes vous préférez Apollinaire, ou l'usurpateur Rimbaud ! Ah, Rimbaud, ça c'est de l'auteur ! Un génie, qui a composé ses premiers poèmes à 15 ans ! Et il a arrêté d'écrire à 20 ans, c'est dire ! Eh bien moi, dans mon petit fantasme personnel, j'aime à penser qu'il s'est arrêté d'écrire parce qu'il s'est finalement rendu compte, arrivé à l'âge de raison, qu'il n'avait fait que se ridiculiser (encore une fois pour modérer ma vulgarité, particulièrement propice à s'exprimer quant il s'agit de ce mouflet). Qu'il a vu la merde qu'il a écrite, qu'il a eu honte de lui, et qu'il a décidé de tout arrêter avant que quiconque s'aperçoive que ce n'était que de la poudre aux yeux. Si seulement ! Je lui accorde du crédit pour Le Dormeur du Val (je ne suis tout de même pas un monstre!), mais Une Saison en Enfer, à un moment donné, il faut arrêter de se foutre de la gueule du monde mesdames et messieurs. Machiavel sait que j'ai toujours eu horreur de cette expression dans la bouche de mes camarades, mais il n'y en a pas de meilleure pour désigner ce que je pense de Rimbaud : de la masturbation intellectuelle. Pourquoi aucun d'entre vous ne s'aperçoit que c'est irrésistiblement facile ? Faire un texte opaque est à la portée de tout le monde ; ce n'est pas de la littérature, c'est un jeu. Presque une activité de colo. « S'affranchir des règles poétiques », avec tous ces guillemets pompeux, en quoi est-ce différent de ne pas respecter les instructions ? Au lieu de cela, Rimbaud se clame voyant, donne le chemin à suivre à ses contemporains. Après on ose parler de Beigbeder, mais vous connaissez plus gonflé d'orgueil que ce mioche !? Alors oui, je clame en toute modestie que j'écrivais aussi bien que lui à 13 ans. Vous vous rendez compte, encore plus précoce ! Et moi aussi, je m'intéressais aux messages codés. Ma mère me faisait des chasses au trésor !

Les analystes littéraires me désespèrent. N'ont-ils jamais rien lu pour s'extasier ainsi devant Barbare ? Non, il n'est pas question de lire, car l'on dira « Rimbaud était le premier ». Ecrivez et vous comprendrez bien que de tels lauriers n'ont aucun sens. Vous vous apercevrez à quel point la poésie, selon les non-règles des modernes, est facile et naturelle, pour peu que vous ayez un peu de culture et de mesquinerie. Il suffit d'y mettre peu de mots et beaucoup d'orgueil. Les Illuminations ne continuent d'exister que parce que des gens comme vous se sont sentis incapables de l'écrire. En fait, c'est sans doute même parce que vous n'avez pas compris. Oui, je vous renvoie l'Insulte Suprême faite à mon intellect, car j'ai bien su vous prouver depuis que la compréhension ne supposait pas nécessairement l'appréciation. Mais j'y reviendrai, parlons de la votre, de perplexité. Les narcissiques ne peuvent pas admettre qu'il existe quelque chose en-dehors de leurs facultés de compréhension, alors ils se rassurent en l'attribuant à un génie supérieur. C'est bien comme ça qu'on finit avec des gens qui aiment Donny Darko. Et bien moi, laissez-moi vous dire ce que j'en pense : il n'y a rien à comprendre chez Rimbaud. Juste un garçon de 15 ans et sa frustration de ne pas tirer son coup.
Vous me rirez au nez, sans doute. Mais, je vous l'ai dit, ce n'est que le juste retour de l'Insulte Suprême. L'insulte d'une garce, sur Lagarce. Mais avant toutes choses, chers amis qui n'êtes pas familiers du génie masturbateur de Jean-Luc Lagarce, admirez donc le début de J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne :
« L’AÎNÉE. – J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne.
Je regardais le ciel comme je le fais toujours‚ comme je l’ai toujours fait‚
je regardais le ciel et je regardais encore la campagne qui descend doucement et s’éloigne de
chez nous‚ la route qui disparaît au détour du bois‚ là-bas.
Je regardais‚ c’était le soir et c’est toujours le soir que je regarde‚ toujours le soir que je m’attarde sur le pas de la porte et que je regarde.
J’étais là‚ debout comme je le suis toujours‚ comme je l’ai toujours été‚ j’imagine cela‚
j’étais là‚ debout‚ et j’attendais que la pluie vienne‚ qu’elle tombe sur la campagne‚ les champs et les bois et nous apaise.
J’attendais.
Est-ce que je n’ai pas toujours attendu ?
(Et dans ma tête‚ encore‚ je pensais cela : est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? et cela me fit sourire‚ de me voir ainsi.) »
And so on, pour des pages et des pages. Vous savez, ce que je vois en lisant ça ? Je vois Christian Bale dans American Psycho, qui admire ses muscles dans le miroir tandis qu'il baise des escorts. Et pourtant, vous avez osé. Le manque de respect ultime à mon intellect. « C'est parce que vous n'avez pas compris. »
« Pendant les vacances, quand vous aurez du temps, vous prendrez le temps de le relire et de comprendre. » De comprendre quoi ? Qu'on a massacré de pauvres arbres pour rien ? En général, quand on a finit sa petite affaire, on jette honteusement son kleenex au fond de la cuvette, on ne s'étale pas sur des milliers d'exemplaires de vide intersidéral. Mais non, Jean-Luc Lagarce fait du théâtre, c'est de l'Art. Pourquoi ? Parce que vous l'avez décidé, et que je n'ai pas compris. J'étais emplie de haine et de dégoût, ce jour-là, mais je suis heureuse que vous m'aillez donné l'opportunité de prendre ma revanche. Mon oral, sur Lagarce, ai-je bien entendu ? Eh bien, puisque vous y tenez tant, je vais me faire un plaisir de détruire votre argument d'autorité. Combien m'a valu mon analyse, déjà ? 15, 16 ? J'ai majoré, pas vrai ? Et vous avez eu cette phrase, cette phrase terriblement assassine, mais cette phrase qui n'avait plus de pouvoir dès lors que j'avais surmonté votre épreuve. « Bien, on peut considérer que vous aimez Lagarce maintenant. »
Je me demande, encore aujourd'hui, si cette phrase a été lancée par pure provocation, ou si vous n'êtes véritablement pas capable de comprendre qu'on peut avoir parfaitement saisi le sens et l'intention du texte et juger, en toute connaissance de cause, que c'est impeccablement creux. Qu'on puisse avoir d'autres yeux que vous, et ce sans être aveugle. Ne me prenez pas pour plus conne que je ne le suis, s'il vous plaît. Je ne suis pas bornée, moi. Je suis capable d'admettre que Lagarce a écrit des phrases intéressantes. Quelques-unes. Des poignantes, même.
« L'AÎNÉE. - Celui dont on souffrira toujours ? Qu'on croisa et qu'on ne revit pas, dont on cherche la trace parmi les autres, celui-là, à peine, qui bouleversa tout et ne s'en rendit même pas compte et que parfois encore, je me surprendrais à haïr pour m'avoir abandonnée ? L'indifférent ?
Mon secret ?
LA SECONDE. - Un homme comme ça, oui.
L'AÎNÉE. - Je ne sais pas, non […]. »
Il y a du beau dans cette réplique, dans tout le passage, à vrai dire. Cette femme qui marche exactement comme on veut qu'elle marche, avec son pas serré de garce respectable. Celle-là qui sait parfaitement la douleur d'aimer, au point que les mots lui échappent de la bouche, qui n'est plus que ressassement d'une passion apprise par cœur depuis longtemps. Qui reprend subitement le contrôle une fois libérée de ce qui lui brûlait l'âme et qu'elle avait toujours voulu dire. Pourtant, regardez comme c'est facile, comme la construction est évidente. Alors, j'avais encore une preuve à faire. En deux mois, j'ai écris une pièce de théâtre moderne. Et honnêtement, je ne me trouve pas plus mauvaise qu'un autre. En fait, si je manquais de modestie, j'oserais me comparer à Beckett. Mais je me contenterais de dire que c'est meilleur que J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne. Je le pense sincèrement, et pas seulement parce que mes mots sont à mon propre goût. En relisant Lagarce aujourd'hui, je me rends compte que même ce que je trouve grossier chez moi demeure néanmoins plus fin que cela. Et dire que je trouve encore que ce n'est pas assez bon !
Ah oui, je voulais vous parler d'un autre auteur aussi, Michel Vinaver. Celui qui a écrit 11 Septembre 2001. Suis-je la seule a avoir pleuré d'indignation en le lisant ? A avoir traversé cette pièce dans le nuage étouffant d'une unique pensée, ce type est un salaud ? Il a écrit ce bouquin sur les cadavres encore chauds des milliers de victimes. Fait du sentimentalisme sur des familles n'ayant pas encore achevé leur deuil. Ce n'est pas une guerre, une guérilla, un conflit flou qui laisse la place aux symboles. C'est un événement bien identifié d'une violence sans pareille pour la civilisation. Une amputation dont le trauma est encore tout frais. Et il cherche à nous basculer dans l'intimité de ces hommes à peine enterrés – pour ceux qui ont seulement eu la chance d'être retrouvés ! Qui s'amuse à cracher sur les tombes le jour de l'éloge funèbre ? Même pas Boris Vian.

Je vous méprise, littérateurs, parce que vous vénérez l'insondable du langage, et dénigrez l'insondable de l'âme humaine. Vous prenez Baudelaire de haut, mais vous agenouillez devant Mallarmé. Aaaah, le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ! Êtes-vous seulement certains qu'il n'est pas vôtre, ce songe froid de mépris que vêt parmi l'exil inutile le Cygne ? « Froid de mépris », « exil inutile », ça ressemble bien à la définition d'un professeur de littérature pourtant ! Enfin, pas de tous, bien sûr. J'ai eu des profs intelligents. D'ailleurs, étrangement, je ne sais pas, ça devait être une heureuse coïncidence, mais en général ils tournaient en dérision l'exercice de l'analyse littéraire, à grands renforts de « c'est complètement con, mais c'est ce qu'attend l'Education Nationale, alors il va falloir faire semblant ». Je me souviens de ce prof de philo qui nous avait donné cet exercice : utiliser un exemple qui n'avait rien à voir avec notre argument, pour l'appuyer. « Pourquoi ? » ont interrogé les plus crédules ? « Parce que le jour du bac vous n'aurez pas toujours d'exemples appropriés, et que c'est aussi ça, la philo, tordre le sens des idées pour que ça ait l'air de marcher ». Merci pour la grande leçon donnée à ceux qui y croyaient encore, Mr. Bourdel.
Mais pour vous, pour ceux qui ont commis l'erreur de n'avoir pas chanté la région où vivre quand du stérile hiver a resplendi l'ennui, quel que soit le sens que vous puissiez donner à cette citation dans ce contexte (quoi qu'on pourrait volontiers remplacer « hiver » par « analyse littéraire », ne croyez-vous pas ? Quand de la stérile analyse littéraire a resplendi l'ennui, d'un seul coup ça a un sens limpide, vous ne trouvez pas ?) - tiens, une phrase à rallonge, vous aimez bien non ? - attention ça reprend ici : plus c'est complexe, plus c'est de l'Art. ET bien laissez-moi vous dire une chose, une chose qui me tient énormément à cœur et que je ressasse depuis maintenant 3 ans : l'un des plus grands progrès de l'humanité, ça a été l'alphabétisation, qui avec l'invention de l'imprimerie, a permis à tous d'accéder à la lecture, et donc à la culture, et par cette faculté de s'ouvrir à l'apprentissage autonome et de devenir maître de son propre destin. Oserez-vous dire le contraire, au moment de traquer l'analphabétisme avec la JAPD ? C'est un mal, n'est-ce pas, une gangrène, une moisissure, il faut l'éradiquer à tout prix ! Eh, attendez, vous n'avez pas l'impression qu'on est en train de faire le chemin inverse ? Qu'après des siècles à essayer de rendre les livres accessibles, on est en train de les retirer des mains du peuple ? En employant des circonvolutions toujours plus sophistiquées, d'empêcher les gens du commun d'en saisir le sens ? Ah, la Beauté de la plume, j'en veux bien, mais elle a des limites. Enfin, sur qui aujourd'hui tombent vraiment les Lumières ? Nous sommes une République, la Mère République, et nous devons donner aux hommes l'occasion de s'accomplir par l'éducation et le choix éclairé ! Au lieu de ça, on jette l'élève moyen en pâture aux sirènes de la démocratie, et on réserve la compréhension supérieure des sciences humaines à une élite aussi narcissique que supposée, sélectionnée par leur acception d'un code absurde mais unanime. Putain, on dirait les Francs-maçons.

Ah, je voulais vous dire, aussi : en fait, l'analyse littéraire en elle-même suppose de ne pas savoir écrire. Comment penser autrement qu'on puisse ainsi s'acharner à plaquer un sens sur chaque déterminant, sur chaque virgule ? Surtout en matière de poésie ! Ca ne vous est pas venu à l'esprit que le type a peut-être simplement ouvert un dictionnaire de synonymes ? Quand t'as besoin d'un mot en deux syllabes, qui finisse par « val », t'as peut-être pas 15 000 autres choix que « cheval » ou « aval ». Et l'idée du cours d'eau qui renvoie à l'engloutissement de l'avenir du héros, se précipitant de lui-même vers sa fin certaine, sans détour possible, vient peut-être simplement du fait que le type avait pas envie de foutre un poney en plein milieu ! Ceci est un exemple fictif, mais prenons-en un concret : et comme j'ai pu puller votre leg ! Iambes, de Chénier. Mon premier oral de prépa, si je me souviens bien. Je me suis rarement sentie aussi puissante qu'au moment de balancer l'analyse de ces vers :
« Peut-être est-ce bientôt mon tour.
Peut-être avant que l'heure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant;
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière. »
Analyser chaque mot, chaque ponctuation. Y compris cet « émail » qui me hurle du plus profond de mon âme « j'avais besoin de deux syllabes en plus (et les horloges sont souvent en émail) ». Mais ce n'est pas grave, je peux bien m'amuser à travestir les poèmes, moi aussi. J'ai vu chez vous un si grand intérêt au moment où j'ai expliqué, studieusement : « or l'émail est de couleur blanche, ce qui renvoie à la pureté, à l'incorruptibilité du temps qui avance inéluctablement et le rapproche de sa mort, et qui fonctionne en contraste avec le geôlier, les soldats et la société qu'il cherche à dénoncer ici ! » Et ma magnifique analyse de « J'erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime, / Du juste trop faibles soutiens, » où j'ai savamment expliqué que les dards renvoyaient à ceux des abeilles, qui meurent après avoir piqué, tout comme Chénier, dans sa cellule de prison, sait qu'il va mourir pour avoir tenté de défendre sa justice. Non mais franchement ? Vous pensez que c'est ce que s'est dit Dédé en écrivant ça ? Vous pensez seulement qu'il savait ça ? Je ne sais pas, peut-être que j'aurais dû pousser l'analyse plus loin, et on aurait fait une découverte colossale du genre qu'en fait, il était le fils caché d'une apicultrice et de Stanislas II, roi de Pologne. Non, vous, vous avez gobé ça. Mieux encore, vous l'avez bu comme du petit lait. Vous m'avez mis 16. J'ai majoré. Bon Dieu, je me sens sale. C'est donc ça, la prostitution intellectuelle ? Ce n'est pas si terrible, en somme. En tout cas, ce n'est rien comparé à la jubilation d'être applaudit par ceux que vous tournez en dérision.

Comme XKCD l'illustre si bien (merci KGB, j'avais oublié celui-ci) :
(Non ceci n'est pas un comic for ants, vous pouvez cliquer dessus)


Mais analysons, analysons, j'aime bien ce petit jeu moi aussi, j'ai une arme implacable pour cela : ma mauvaise foi. Allez, échangeons les rôles, à vous maintenant d'analyser une de mes phrases : « Ô exote caligineux aux demeurants funestes, sur l'onde festoyante, crucifié le nitiscent Eros ». Bien, allez-y, réjouissez-vous, décortiquez cette phrase comme une crevette le jour du nouvel an (je suis désolée, en dépit de son absence de sens, ma phrase manque d'opacité, je n'y peux rien, c'est plus fort que moi!). Cherchez les symboles : religieux, sexuels, morbides, mythologiques, que sais-je encore ? Si j'étais Minyana, vous le feriez, pas vrai ? Si j'étais Minyana, ce ne serait pas une faute que d'écrire « au demeurant » au pluriel, mais bien un choix littéraire ! Après tout, les « écrivains » procèdent par argument d'autorité : ils ne font jamais de barbarismes, que des néologismes ! Et après ça, comment voulez-vous que j'explique à KGB qu'il faut qu'il arrête de franciser des mots anglais ? Tel Sergi et le Petit Bout de Jambon, il ne saura à qui se fier ! Le pauvre garçon, perdu par votre faute !
Et les auteurs, s'ils vous lisaient ! Ce n'est même plus question de se retourner dans sa tombe ! Je comprends, tout d'un coup, pourquoi il faut un demi-siècle de maturation pour obtenir de la « littérature ». La perspective ? Laissez-moi rire ! La vérité, c'est qu'il faut bien laisser le temps à l'auteur et à sa famille proche de mourir, pour ensuite pouvoir dire des conneries sur lui sans être contredit ! Vous interprétez comme des Evangélistes ! Ah, mais ma parole, si de Vigny écrivait de nos jours, vous l'assommeriez de commentaires sur son esprit torturé, il s'embarquerait pour 11 ans de thérapie à 100 balles la demi-heure avec un psy qui croit tout ce qu'a écrit Freud, et qui finirait par conclure que tous ses problèmes sont liés à des abus sexuels perpétrés par un ornithorynque [Btw, après être tombée dessus complètement par hasard, je déclare ornithorynque mon nouveau mot préféré en japonais : kamonohashi] qu'il a subit à l'âge de six mois et totalement refoulés depuis. Et puis, bien sûr, il se suiciderait (le psy ou de Vigny, j'ai pas encore choisi).

Sur quoi conclure, alors qu'il reste tant à dire ? Je n'ai pas le cœur d'user plus ma plume mon clavier pour vous. Et puis après tout, le lapidaire « le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net » de Pascal suffit à vous occuper des heures, alors pourquoi en ferais-je plus ? Continuez à vénérer Claude Simon, sachez que je ne l'ai jamais lu. Idem pour la moitié des livres sur lesquels j'ai été interrogée : je ne m'en porte pas plus mal, et ironiquement mes bulletins non plus. Je ne dis pas que vos auteurs sont dignes de mépris non plus, mais modérez un peu vos éloges. Pour moi, « La tête enfouie au creux des pages en papier bible, je suis une statue qui pense. Je ne peux pas tomber. » a, dans toute sa simplicité, autant de force et de sens que n'importe laquelle de ces citations que vous faites apprendre par cœur à nos amis scientifiques (ne parlons pas même d'Apollinaire et de son "Nul coq n'a chanté aujourd'hui, / Kirikiki"). Et je dois cette émotion a Henri Loevenbruck, qui soit dit en passant est un bijou de sympathie [Vous avez déjà remarqué comme le mot « affabilité » renvoie exactement l'impression inverse de son sens ? Pour moi, il ne peut s'appliquer qu'à une secrétaire de CDI.]. Excusez-moi, mais comparons donc : j'imagine difficilement Rimbaud autrement que comme un petit con. Je l'aurais connu à 14 ans, je l'aurais admiré ; je l'aurais connu à 17 ans, je l'aurais baffé. Ca nous aurait fait du bien à tous les deux.

D'ailleurs, en parlant de bien, lisez 1984, ça vous en fera. [Faites ce que je dis, pas ce que je fais, je dois bien pouvoir le conseiller tout de même puisqu'à vous croire je n'ai pas besoin de lire un ouvrage pour pouvoir en parler savamment.]
Et laissez-moi vous dire, avec tout le respect que je vous dois, que la prochaine fois que j'entends le mot “écrivaillon”, j'égorge un essayiste (avec une préférence pour Alain Minc).



[Sur ce, histoire de pas finir comme une crevarde, une pensée cette fois positive pour les enseignants de lettres que je respecte, (il en faut bien !) :
Agnès Muron,
Marie-Hélène Jouhet,
Denis Brunon (RIP)
Merci à vous.]

2 commentaires:

  1. Mon dieu Lila. Mais qu'est-ce que je t'aime. Je pense créer un autel à ton effigie dans mon placard.

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  2. Cette figure de l'auteur qui n'a rien à dire apparait aussi dans Stalker. On lui demande pourquoi il écrit et il répond systématique qu'il s'ennuie, qu'il cherche un idéal, quelque chose qui ferait que. Et ce qui l'intéresse ? Lui-même.
    Ça m'avait encore plus frappé en lisant un petit prospectus qui faisait la pub pour un auteur dans le vent (années 90 je pense. J'avais récupéré ça lors d'un déménagement). Pour ne pas culpabiliser en le jetant, j'ai lu sa petit "lettre ouverte". Sur une dizaine de pages il nous bassinait avec sa vie, sa recherche, ses tremblements métaphysiques et ses amis à New-York, pour finir par "bref, je n'ai rien à dire". J'ai eu honte.

    Aussi, puisque notre élite (je ne veux pas cracher sur l'élite, certaines ont fait de belles choses, je pense à LULLY et Quinault, puis si des excès de l'étude de Bossuet peuvent générer des Sade, je suis preneur !) et nos "littéraires" ne font pas leur travail, c'est aussi à nous de savoir faire les bons choix, de se diriger vers les bonnes personnes, de regarder à droite à gauche ce que tout un chacun produit. J'ai été étonné de découvrir, dans l'ombre, des écrivains excellents ! Qui ne publient rien mais écrivent sans se soucier d'eux-même, qui produisent parce que la nécessité s'impose à eux.

    Le problème se retrouve du côté de la musique contemporaine aussi (j'exclue les auteurs scandinaves qui font des oeuvres vraiment jouissives ! Je ne connais qu'eux sur ce, je suppose qu'il doit y avoir des production très bien par ailleurs), regarde le nombre de productions assommantes qui se font à l'ONP ! Pire encore, et assurément plus proche du sujet, c'est le cas Philippe Glass. Et de le voir entre Puccini et Mozart à l'opéra est vraiment blessant. Sa musique ultra minimaliste (une succession d'accords majeurs) portée par une littérature des plus neuves, je cite : "Un, deux, trois, quatre, cinq, un, deux, trois… etc."

    Peut-être que tout cela est le signe de l'avènement du kitsch ?

    Sur ce, un grand merci pour ton article ! Il faut vraiment le faire tourner ! Maintenant que tu fondes ta théorie et sais d'années en années ce que tu ne veux pas, j'attends tes premières oeuvres !

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